Bienvenue sur le site "Nous ne sommes pas des moutons"

Le mouton: mammifère ruminant à l'épaisse toison laineuse se déplace généralement en troupeau.

Imcapable de penser par lui même, il se contente de suivre et d'acquiécer.

 

Pourquoi ce site, et pour qui ?

 

 

 

                                                                                        Dédicace de Murielle Montchamp

                                                                                                              à Saly Sénégal

 

 

 

 

 

 

 

AUX AMATEURS DE BEAUX ROMANS

 

Ce roman m’a immédiatement séduite par l’originalité de sa

construction et l’émotion qu’il transmet.

Bien qu’il soit à classer de préférence dans la catégorie sentimentale

L’auteur ménage un suspense et manipule le lecteur pour son plus grand

plaisir.Murielle Montchamp n’hésite pas à teinter d’humour un sujet

qui au départ semble difficile à appréhender.On passe du rire

aux larmes……….Je vous conseille vivement de partager cette aventure…….

Valérie T.

 
 
 
 Ça y est, je l’ai lu ! Je l’ai plutôt dévoré !

L’auteur sait tenir son lecteur en haleine.

Bravo ! Bravo !

 

 
 
 
 

Lire le roman d'une vie à l'autre

 
 
 
  La maladie
 
 Nf : altération, trouble de l’organisme

 

 1

 

C’était une belle journée d’automne. Il faisait encore très chaud pour la saison, un peu comme si l’été ne voulait pas céder sa place.

 Le soleil inondait le parking d'une lumière que le feuillage automnal des platanes irisait d'ocre et de sépia.

Devant moi, l'ombre du bâtiment hospitalier s'étirait sur le sol asphalté comme poussé par le besoin d'atténuer l'éclat météorologique de cette journée. Seules, les fissures du bitume provoqué par les racines des arbres, rappelant que la nature peut toujours reprendre ses droits, venaient rompre la platitude des lieux.

Derrière moi, une porte venait de se refermer sur ma vie. Cette vie qui quelques heures plus tôt était encore remplie d’une belle insouciance.

Je ne saurais évaluer le temps que dura mon absence. J'avais pendant de longues minutes quitté ce monde, mais en me dirigeant vers la voiture, je réalisais que le soleil commençait déjà à décliner. Le parking s’était vidé et seuls quelques véhicules y stationnaient encore.

Les paroles du médecin tournaient en boucle dans ma tête. C’était comme une litanie, rappelant ces jours où la même chanson nous obsède pendant des heures.  

Les événements de l'après-midi s’étaient succédé dans un tourbillon accéléré, me dépossédant du rythme régulier qui ponctuait ma vie. J'éprouvais le sentiment d'être là depuis des jours ne contrôlant plus le temps. On venait d'amputer une partie du reste de ma vie, obstruer mon horizon, me voler mes projets d'avenir.

Même si mon existence rimait plus avec banalité qu'originalité, j’avais furieusement envie de porter plainte.

Les années s’étaient lentement enlisées dans une routine rassurante et      auraient pu égrener encore longtemps leurs chapelets d’insignifiants petits événements. Mais la vie, aime parfois flirter avec le danger, sentir la mort roder, pour qu’enfin nous commencions à vivre plus intensément.

 

                                2                                          

 

J'avais pénétré avec appréhension dans la salle d'attente pleine de patients, les biens nommés, qui patientaient...

Après avoir parcouru cinq magazines datant des dinosaures, une voix de ténor m'extirpa d'une lecture sans autre intérêt que celui de nous faire oublier le retard indécent enduré à chaque consultation.

— Mme Belfond ?

 Une petite blonde au corps androgyne, qu'une blouse blanche un peu trop ample n'arrive pas à étoffer vient de m'appeler. Un dossier et des radiographies soutenues par son avant-bras masquent une partie de son visage.

— Mme Belfond claire ? Ce deuxième appel me sort de la torpeur dans laquelle m'a plongée la touffeur hospitalière. Mon esprit peine à réinvestir les lieux, et l'espace d'un instant, la raison de ma présence ici m'échappe.

— Oui.

— Bonjour madame, veuillez me suivre, m’intime-t-elle.

Elle me laisse courtoisement pénétrer la première dans un vaste bureau au design épuré et m’invite à m’assoir dans un fauteuil en plexiglas vert d'eau imitant un glaçon géant.

— Vous n'êtes pas accompagnée ?

— Accompagnée ?

  •  Oui, votre mari n'est pas avec vous ?

— Non, mon mari n’a pas pu se libérer.  

— Voulez-vous appeler quelqu'un de votre famille qui pourrait nous rejoindre avant de commencer notre entretien ?

— Non, ça va aller. Après une introduction aussi peu rassurante, mon cœur bat la chamade, mais je veux en finir au plus vite, ôter mes fesses de ce glaçon sur lequel elle m'a invitée à m'asseoir.

Fuir, ne rien savoir.

 L'ignorance n'a-t-elle pas ses vertus ?

— Je crois que vous ne m'avez pas bien comprise, reprend-elle triturant un trombone de ses doigts malhabiles, la présence d'un proche à vos côtés serait préférable, je peux patienter un peu, ou vous revoir plus tard si c'est nécessaire.

Je venais de vivre un marathon médical comprenant toute une batterie d’examens que je n’aurais jamais imaginé passer en toute une vie.

Leurs prescriptions étaient déjà en eux-mêmes une forme d’aveux. 

— Non, allez-y, ne me faites pas perdre mon temps, qui à en croire votre attitude, doit être devenu précieux ; dis-je d'un ton acerbe qui ne me ressemble pas ?   

— Très bien Mme Belfond, je n'insiste pas, mais effectivement je n'ai pas de très bonnes nouvelles, vos analyses et examens ont révélé une SLA, Sclérose latérale amyotrophique, plus communément appelée maladie de Charcot., elle est due à une dégénérescence progressive des neurones moteurs du cortex....................Paralysie progressive......Pas d'explications...................Traitement..................Mais pas de guérison......

Psychologue...

2, 4 peut être 5 ans difficile de se prononcer...........

Je suis confinée dans ma bulle, je n'entends plus rien, je ne veux pas comprendre, ce vertige atténue les sons, ma vision peut être même la douleur..........

— Mme Belfond ? Mme Belfond ?

Quelqu’un m’appelle, je n’arrive plus à m’extraire de ce cocon, ma voix n’émet plus aucun son, je suis anéantie. Suis déjà passé dans l’au-delà ? J’attends de longues minutes un réveil salutaire qui me sortirait de ce cauchemar.

Il faut pourtant réagir, pleurer, crier, expulser du chagrin de la colère, au moins un sentiment. Finalement, je m’entends répondre ; « oui » simplement oui, un consentement absurde. Pourquoi n’ai-je pas dit NON ? Tout serait différent maintenant ! Non, ce n’est pas moi, c’est une erreur de diagnostic, vous vous trompez. NON!!!!!!! 

Combien de temps s’est-il écoulé ? Pourquoi ai-je écouté ? Tout cela ne me concerne pas. Je dois partir..........

Partir avant de mourir.

Elle me tend des ordonnances, insistant sur l'urgence de commencer le traitement au plus tôt.

— Dans votre cas, ajoute-t-elle, nous avons la CHANCE d'avoir décelé la maladie très tôt. J'ai donc de bonnes raisons de penser que l'évolution devrait être plus lente. Malheureusement, cela ne veut pas dire que la maladie ne progressera pas. À ce jour, c’est un des facteurs que nous ne maitrisons pas vraiment. C’est extrêmement variable d’une personne à une autre. C’est la raison pour laquelle nous évitons de nous prononcer….

 CHANCE ! Ce mot résonne en moi comme un écho.

Chance chance chance…………..  

— Mme Belfond ! Mme Belfond ! La voix du médecin fissure ma coquille. L’enveloppe cotonneuse qui amortissait les chocs s’étiole, laissant la réalité ressurgir comme un boomerang. Mon sang s’est figé dans mes veines, mon corps glacé frissonne, ma mâchoire se raidit, et mes dents sont si serrées que mes mandibules me font mal. Ma cage thoracique est verrouillée, mon estomac noué; mon corps tout entier est enserré dans un étau qui doucement se referme chaque minute un peu plus jusqu’à l’asphyxie.

  — Vous allez rencontrer notre psychologue, poursuit-elle, sans plus de ménagement, apparemment inconsciente du  séisme qu’elle vient de déclencher sous mes pieds.

— ……….

— Vous verrez elle est très bien.

Dans un premier temps, nous programmerons une séance par semaine puis vous déciderez de la fréquence des entretiens.

 N'hésitez pas à me téléphoner si vous en ressentez le besoin, de toute façon, nous nous reverrons très vite.

 OUI, très vite pensais-je. Plus de temps à perdre. Quelqu'un vient de retourner mon sablier. Les heures se sont transformées en mois et les mois en années.

 Mais quelle quantité de sable m’a-t-on attribuée ?

 

Elle me conduit dans un autre bureau, c'est un espace décoré avec goût, une table en bois clair sur laquelle reposent de nombreux bouquins et plusieurs dossiers méticuleusement empilés, une lampe, un petit cadre, un pot à crayon et une petite pyramide égyptienne. Deux fauteuils recouverts d’un tissu parme sont placés de part et d'autre de la table et de grands tableaux aux couleurs vives réchauffent les murs blancs.

— Bonjour Madame, asseyez-vous, je vous en prie.

Une femme sans âge au visage lunaire qu'encadre une crinière blanche vient d'apparaître sur le seuil, un cartable à la main et un imper sur le bras, dont elle se débarrasse en l'accrochant au portemanteau fixé derrière la porte.

— Je suis Anne-Marie Coquaz votre psychologue je serais à votre écoute aussi longtemps que nécessaire.

« Pas si longtemps que ça si l'on en croit le diagnostic de votre collègue ».

Cette pensée a traversé mon esprit avec une telle intensité, qu'en voyant le regard de la psy s'arrondir comme deux soucoupes sur sa face de lune, je pense un instant l'avoir prononcé à voix haute.

Le médecin qui m'accompagne lui donne quelques renseignements dans un chuchotement qui prête à croire que l'on pourrait réveiller quelqu'un. Puis, elle se retire après m'avoir longuement rassurée, me rappelant pour la énième fois que je serais entourée et soutenue par une équipe médicale formidable durant toute cette douloureuse épreuve.

 

— Voulez-vous appeler quelqu'un de votre famille ? Suggère Mme Coquaz.

Mais d'où vient cette obstination à vouloir prévenir ma famille ?

Et dans quel dessein ? Sinon celui de leur transmettre de l'angoisse, que leurs regards compatissants me renverront inévitablement.

 — Non, ce ne sera pas nécessaire.

Notre entretien dure une heure pendant lequel elle me pose de nombreuses questions auxquelles je ne réponds pas vraiment, me contentant d’un hochement de tête. Mon esprit n’est pas reconnecté à la réalité et mon envie de fuir toujours plus présente. Finalement face à mon mutisme elle m’inonde d’un flot de paroles pensant ainsi combler ma déficience verbale. Elle me parle de la maladie, de la mort, de l’existence même de celle-ci. ...

Et ma vie?.........

Mon petit reste de vie j'en fais quoi moi ?

Comment je l'aborde?...

 

Un rendez-vous fut pris pour la semaine suivante, la petite carte sur laquelle était écrit le jour et l’heure, reposait maintenant sur le tableau de bord de la voiture.

 

Le moteur ronronnait. Sur la musique de Pink martini s'égrenait les paroles de Que Sera Sera

« When I was just a little girl

I asked my mother what will I be. »

 Je quittais enfin le parking, me promettant de ne plus jamais revivre d’autres séances hospitalières comme celle-ci.  

Trop de souffrance, trop de détresse, trop d'odeur symbole de douleur, trop d'injustice.   

 

L’étau qui m’oppressait depuis des heures céda. La voiture cala. Un flot de larmes me submergea. Des secousses convulsives venaient de s'emparer de tout mon corps. Des spasmes m'enserraient la gorge jusqu'à l'étouffement. Une confusion de sentiments m’envahit. Secouée tel un shaker par d'intermittents hoquets, je déversais un incontrôlable trop-plein de peine, d'angoisse, et de souffrance, mêlé d'indignation et de révolte. Je sombrais lentement dans l'abyme qui venait de s'ouvrir devant moi, convaincue de ne plus pouvoir en ressortir.

 Des larmes ravinaient mes joues et brouillaient ma vision. Ma vision qui n'avait plus d'horizon. Mon avenir sans projets, sans anniversaires à fêter, sans bougies à souffler, sans lendemains qui chantent. Envie de rembobiner ce mauvais film ; de hurler "couper on la refait".

"Claire deuxième". CLAP. 

À la recherche d'un kleenex pour moucher mon nez morveux j'aperçus mon visage bouffi, et mes yeux rougis dans le rétroviseur. Essayant de retrouver un hypothétique calme, j’essuyais les sillons noirâtres qui zébraient mon visage et pris enfin la direction de la maison.

 

 

 3

 

En arrivant devant la porte du garage, un coup de klaxon me fit sursauter, c'était Valentin qui déboulait en trombe sur sa moto. Le cadeau de son père pour ses 18 ans, malgré son lamentable échec bac.

Édouard était incapable de dire non aux exigences et aux caprices de ses enfants. Ce n’était pas une faiblesse de caractère, mais une façon pratique et peu contraignante de compenser ses nombreuses absences rarement justifiées. À l’inverse, dans son travail, il était intraitable et dirigeait avec rigueur son cabinet d'architecte. Après de nombreuses années de galère, il avait fini par décrocher le contrat qui allait le propulser directement dans la cour des grands. Son projet pour le nouveau musée de la ville avait été retenu. Ce fut le début d’une période faste. Par souci du paraitre plus que pour me satisfaire, il conçut alors les plans de notre future maison. D’architecture contemporaine, ses immenses baies vitrées donnaient l’impression d’être dans un aquarium. Les volumes démesurés de chaque pièce accentuaient le sentiment de froideur. Je ne m’étais jamais sentie à l’aise dans cet espace impersonnel, c’était un peu comme vivre dans un musée ou l’austérité du lieu met en valeur les œuvres d’art. Pourtant, chaque meuble, chaque objet, avait été minutieusement choisi sans fautes de goût pour que rien ne vienne heurter le regard. Les heurts étaient venus d'autres éléments, mais en épouse disciplinée, j'avais préféré encaisser plutôt que de dégainer.

 

Au moment où je déposais mon sac sur la console de l'entrée, mon portable se mit à vibrer. C’était Édouard, surement pour me prévenir qu’il ne rentrerait pas, je ne pris pas la peine de répondre.

Après une douche salutaire, je préparais un plateau-repas pour Valentin qui ne s’était toujours pas manifesté.

— VALENTIN VA LEN TIN !

— OUAIS !

— Peux-tu descendre s'il te plait ?

— QUOI ?

— VALENTIN DESCEND !!!!!!!!

Un séisme de force 7 s’engouffra dans l'escalier.

— Pourquoi tu cris me dit-il, les oreilles obstruées par les écouteurs de son I POD. J'ôtai l'un d’eux et l'invitais à se joindre à moi pour le repas, invoquant le peu d'occasions que nous avions de nous retrouver pour bavarder.

— Ta sœur dort chez son amie Roxane, et ton père rentrera tard.

BEAUCOUP de boulot.

— Non, mais maman j'ai plein de trucs à faire, j'ai déjà bouffé chez Karl et de quoi tu veux qu'on parle, mes cours ? Ça va. Et toi ? T’as une petite mine, ton boulot qui te prend la tête ? Tu ferais mieux de te reposer, on parlera un autre jour, OK.

Pas le temps de riposter à sa tirade, il avait déjà remonté l'escalier et rejoint sa chambre pour faire tout plein de trucs urgents.

Valentin était un rêveur, un gros potentiel intellectuel, mais une flemme encore plus grosse. Il avait décidé de repasser son bac en candidat libre et cette décision était source de conflit entre son père et moi. Le connaissant, sans contraintes horaires, il aurait beaucoup de mal à se discipliner et risquait d’essuyer un nouvel échec. Édouard, avait salué avec enthousiasme, les arguments de son fils, éludant ainsi le problème. J’avais finalement abdiqué, espérant ne pas regretter ma faiblesse.

Côté affectif, Valentin était beaucoup plus câlin et démonstratif que sa sœur cadette. Très attentionné, jamais avare de compliments, il était d’une galanterie rare et franchement décalée pour sa génération. Sur ce point, il me ressemblait beaucoup, excepté que les démonstrations d'affectivités je les avais depuis longtemps mises de côté. Personne pour réceptionner mes colis de tendresse. Physiquement aussi il tenait de moi, joli garçon, mais peu d'éclat ; le genre de beauté qui ne saute pas aux yeux, mais qui demande un peu d'attention, un arrêt sur image.

 

 Après avoir chipoté un long moment dans mon assiette, je me décidais à écouter le message d’Édouard espérant qu'un miracle se produirait.

Après une interminable musique d’introduction, sa voix mielleuse me parvint avec en fond sonore un brouhaha de centre commercial.

« Bonsoir chérie, nous avons pris beaucoup de retard sur les travaux Aubert, je dois rester pour finir, ne m’attend pas pour manger je rentrerais très tard. Bisous. »

Évidemment, aucun miracle à l’horizon, tout était devenu si prévisible. Pas un mot sur mon rendez-vous avec le médecin, ni sur les résultats de mes examens, pas une once d’inquiétude pour ma santé.

Des semaines que nous parlions de mes consultations successives, des lenteurs pour obtenir des rendez-vous avec les spécialistes, du manque de personnel hospitalier, de la France et du retard qu'elle prenait en matière d’équipements médicaux, et aujourd’hui le jour J, celui ou j’avais le plus GRAND besoin de réconfort L‘AMNÉSIE.

 L’indifférence qui m’entourait atteignit son apogée, lorsqu' Emeline  téléphona pour me demander de lui préparer ses affaires de danse et des sandwichs pour le lendemain.

— BONSOIR chérie, fis-je avec insistance, tu vas bien ?

— Oui, bon n’oublies pas maman.

— Oui, mais tu n’as rien d’autre à me demander ?

— Non, là je n'ai pas trop le temps de parler à demain .CLIC.

Malgré mon immense détresse, une colère sourde grondait en moi. J’étais incapable de discerner quel sentiment dominait l’autre.

L’indifférence. La colère. La souffrance. La peur. Le désespoir.

La peur de la souffrance.

La colère face à l’indifférence.

Le désespoir.

   

 Le plateau-repas déposé sur la table basse venait d’atterrir sur le tapis du salon. Plus de doute c’était la colère. Armée de la télécommande, je commençais à zapper, rageant sur les programmes de plus en plus abêtissants qui envahissaient les écrans.

 

Deux somnifères plus tard, la tête calée sur un coussin, j’étais à la frontière du coma lorsque la sonnerie du téléphone retentit. Je m’extirpais avec difficulté de cette bienfaitrice léthargie.

— Salut ma belle, me lança la voix enjouée de Nathalie.

— Bonsoir, ça va...

— Je te réveille ou quoi ? Tu as l’air bizarre.

— Non, j’étais en train de bouquiner.

— Alors comment s'est passée ta consultation ? Les nouvelles sont bonnes, j’espère ?

Devant son optimisme indétrônable, je n’eus pas le cœur de la démentir.

— Oui, dis-je sans conviction.

— Oh oh, c’est un drôle de oui, tu ne me cacherais pas quelque chose ma chérie.

— Mais non.

— Attention Claire tu sais que je lis en toi comme dans un livre ouvert, et là, je sens le bluffe, alors « crache ta valda » ou je me fâche.

Nathalie et son franc parlé avaient toujours eu sur moi un effet apaisant.

Notre amitié vieille de 30 ans n’avait pas pris une ride.

Nous nous étions connus en première année de fac de droit et immédiatement adoptée. Bien que nos caractères et nos idées divergent, nous avions su tirer profit de cette complémentarité.

Nat avait poursuivi de brillantes études d’avocate pendant que m'essoufflant bien plus tôt je bifurquais vers une formation de conseillers juridiques.

— OK OK, je n’ai pas la force de résister a ta pression ce soir, alors non ce n’est pas bon du tout dis- je des sanglots dans la voix.

Après lui avoir fait un compte rendu détaillé de mon entretien, un silence de « mort » régnait au bout du fil, entrecoupé de sanglots, de soupirs, et de monocordes « Mais non ce n'est pas vrai ! Pas toi claire, pas toi…… ».

De longues minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne reprenne la parole.

— Édouard est auprès de toi ? Me demanda-t-elle. Comment réagit-il ?

— Il ne sait pas, il BOSSE tard, tu vois ce que je veux dire, les enfants aussi ne sont pas au courant, de toute façon je suis seule avec Valentin, Emeline est chez Roxane et personne n’a eu l’air de se souvenir de mon RDV.

— Alors j’arrive, je ne peux pas te laisser seule ce soir.

— Écoute Nat. Je viens de prendre deux somnifères et je commence à en ressentir les effets, alors passe plutôt demain dès que tu as un moment, de toute façon je ne bougerais pas, je crois que j’ai besoin de mettre un peu d’ordre dans mes affaires.

— D’accord, demain matin j’ai quelques plaidoiries, mais à partir de 14 h je peux être tout a toi, alors a demain et soit forte ma chérie, je suis sure que tout ira bien. Bisous et passe une bonne nuit.

 

En raccrochant, l’écho de sa voix résonnait en moi comme autant de promesses et d’espoirs que seul Nat était capable de m’insuffler.

Allongée sur le lit, la couette remontée jusqu’aux oreilles, je me laissais gagner par la chaleur enveloppante d’un sommeil artificiel, sans rêve, sans cauchemar, simplement essentiel.

Ni Édouard en se couchant, ni Édouard en se levant, ni même Valentin démarrant sa moto bruyamment pour attirer les regards envieux des voisins, n’eurent raison du sommeil abyssal dans lequel j’étais plongée.

 

 

 4

                                                 

Une sonnerie. Des coups... Encore des coups...Peut-être des travaux ? Non, quelqu'un crie et tambourine dans la porte, ce qui achève l'implosion de ma boite crânienne. La douleur me catapulte directement dans la réalité. J’ai l’impression d’avoir les yeux scotchés par du ruban adhésif, comme celui dont on se sert pour fermer les gros colis. Je tends le bras pour atteindre mon portable, 14 h 10 ? J'hallucine!! Je me lève précipitamment, jette un regard par la fenêtre pour identifier le tapageur, constate qu'il s'agit d'une tapageuse très en colère.

— J'arriiiive. Le son de ma voix m'effraie.

À peine ai-je entrouvert la porte, que Nathalie m'invective, mais son flot de paroles est empreint d'inquiétude et cela m'émeut.

— Mon dieu, me dit-elle, tu viens de te lever. Tu n'aurais pas un peu trop forcé sur les somnifères ? Va prendre une douche, et redonne-toi visage humain, parce qu'avec cette tête-là tu vas sombrer plus vite que le Titanic, et ça il n'en est pas question, pendant ce temps, je vais te préparer un brunch super vitaminé.

— Nat, je n'ai ni la force ni l'envie de faire quoi que ce soit ............

— Arrête ! Arrête tout de suite tes protestations,  tu décideras plus tard de ce que tu veux faire.

Après une douche interminable, je descends rejoindre Nat dans la cuisine. Assise sur un des tabourets de bar qui entourent la table snack, elle consulte un dossier, ses cheveux blonds retenus par une pince nacrée dévoilent une nuque gracile et un profil émacié. Ses longues jambes fuselées touchent presque le sol, elle a retiré son trench, et son chemisier entrouvert laisse entrevoir le collier que je lui ai offert à Noël dernier.

— Coucou, me fait-elle sans relever la tête, je termine cette lecture et je suis à toi, restaure-toi en attendant.

Le brunch est à l'image de sa préparatrice « excessif », mais dès les premières bouchées, l'appétit me gagne et je me surprends à engloutir tous les plats sans restriction.

— Eh bien voilà ! Je préfère ça ! Me dit-elle refermant son dossier ; puis m'observant avec attention ajoute ; tu as l’air d’avoir fait une bonne bringue, mais pas du tout d'être malade, c’est plutôt positif.

— En quoi est-ce positif ? J’ai l’impression d’entendre le médecin d’hier. « Vous avez de la chance…..Et blablabla ». Non, mais je rêve, ou plutôt je cauchemarde. Je suis malade, je vais mourir Nat, peut-être demain, après-demain, et on me parle de chance et de trucs positifs ! Je me fou pas mal d’avoir l’air ceci ou cela aujourd’hui, qu’importe mon apparence, je m’en fou et je m’en contre fou !

— CHUT ! tut tut ! Si ma belle, l’apparence fait partie de la thérapie, tant que tu te sens désirable tu te sens vivante. Tant que tu es vivante, tu éprouves du désir, et tant que tu éprouves du désir tu es vivante. C’est une loi irréfutable.

— C’est une déformation professionnelle ou quoi !

— Peut-être, mais la médecine fait des progrès gigantesques chaque jour. Les chercheurs trouvent et essaient régulièrement de nouveaux traitements, et parmi eux ils trouveront peut-être celui qui te guérira.

Alors ne pars pas vaincu, même si je comprends qu'un coup sur la tête vient de te mettre ko.  Personne ne se remet d’un tel choc ! Pourtant, je crois qu'il y a toujours un espoir, c'est à cet espoir que tu dois t'accrocher ; il t'aidera à tenir debout, à continuer le chemin, et à supporter les traitements que tu auras à prendre. Peut-être même à vaincre cette « saloperie » de maladie.

Nat avait énoncé son speech, sans dévoiler la moindre émotion, montrant de quelle force de caractère il fallait témoigner pour affronter tout ça, mais je la connaissais trop bien pour ne pas avoir décelé l'immense chagrin dissimulé derrière chacune de ses phrases.

Pour ne pas remuer le couteau dans la plaie, elle avait éludé les questions trop médicales de la veille, évitant ainsi de parler de sursis.

— Tu sais très bien Nat, que personne n’est assez fort mentalement pour supporter de vivre en spectateur de sa propre déchéance.

Cette maladie est une gangrène, elle te détruit insidieusement, te vide de tes forces, tes muscles s’atrophient jusqu’à l’étouffement.

Je ne pourrais jamais vivre cela, jamais ! C’est trop de désespoir pour une seule personne. Tu es la seule qui puisse m’aider sans me témoigner uniquement de la pitié.

Je veux vivre jusqu'à la fin, maître de mes capacités et de mes moyens.

Je m’étais levée pour détourner mon regard embué prétextant de débarrasser le plateau.

— Quand comptes-tu en parler à Édouard et aux enfants ?

— Je ne sais pas, mais pas pour le moment en tout cas.

— Je crois que tu ne devrais pas attendre ; Édouard a besoin d’un électrochoc, et cette nouvelle va sûrement le recadrer. Malgré les apparences, il ne peut pas vivre sans toi, tu es son carburant. Dès qu’il sera au courant, ses absences ne seront plus qu’un vieux souvenir. Il va te soutenir et t'épauler. Peut-être égoïstement, pour ne pas perdre les fondations que tu représentes. Mais tu vas le voir se métamorphoser et devenir...

— Qui va se métamorphoser ?

Emeline venait d’apparaître dans l’encadrement de la porte. Ses longs cheveux bruns noués sur sa tête laissaient échapper une mèche lui recouvrant le front. Un sweat shirt rouge à capuche lui descendait mi-cuisses, et son jean déchiré aux genoux découvrait sa peau laiteuse.

— Bonjour Emeline. Lança Nat, tu as fini les cours ?

— Alors ? Qui va se métamorphoser ? Insista-t-elle sans prendre la peine de répondre à la question.

— Toi chérie, en petit rat dès que tu auras troqué ta superbe tenue pour ton body de danse.

— OK OK, je dérange. Bon je récupère mes affaires et j’y vais. Salut les vieilles.

— Maman !!!!!!!!!! Les sandwichs t’as oublié les sandwichs.

 Emeline tempêtait dans la cuisine et cela me fit sourire.

Son caractère exubérant et audacieux me plaisait ; tellement aux antipodes du mien.

— je le crois pas. Tu n’avais rien d’autre à faire et tu as quand même oublié. Trop sympa.

Emeline récupéra ses affaires et claqua la porte en continuant l’énumération de ses reproches.

— Je ne sais pas pourquoi tu tolères ce manque de respect Claire.

Arrête de te laisser dominer par les autres, c’est inacceptable, surtout lorsqu’il s’agit de tes enfants.

L’hostilité de Nat envers la rébellion adolescente ne me choquait pas et me semblait même légitime.

 Ne pouvant pas avoir d’enfants, cet oubli de la nature avait contribué à l’instabilité, et parfois même au chaos de sa vie amoureuse.

Bien qu’elle s’en défende, je savais que ce vide la rongeait, et qu’elle aurait voulu combler son ventre creux, sentir une petite vie naître en elle. Écouter un cœur battre en écho au sien.

L’après-midi s’écoula plus sereinement que je ne l’avais imaginé.

Presque naturellement, après l’intervention d’Emeline, nos discussions s’orientèrent vers des sujets plus légers. Nos souvenirs de fac. Le mariage de Nat qui ne connut jamais de premier anniversaire. La naissance des enfants.  Ma rencontre avec Édouard..............

Tous ses petits bouts de vie surgissaient du passé dans un joyeux désordre chronologique.

Nos prochaines sorties, à programmer « d’urgence », faillirent faire basculer la conversation.

— Veux-tu que je nous prépare un thé ? Dis-je avec empressement, afin d’éluder le sujet.

 

— Je veux bien, merci.

De longues minutes de silence, à peine troublées par le bruit de l’eau frémissante dans la bouilloire venaient de s’écouler quand Nat s’exclama.

— Et le boulot ? As-tu prévenu le boulot de ton absence ?

— Non, j’ai complètement zappé. Il est un peu tard maintenant l'accueil doit être fermé, j’appellerai demain.

— Que comptes-tu faire ? Vas-tu arrêter définitivement ?

— Oui bien sûr.

— Tu vois, ajouta-t-elle, tu ne pourras pas le cacher à tout le monde éternellement.

— Arrête avec ça, Nat. Je vais réfléchir. Ne m’en parle plus pour le moment.

La sonnerie du téléphone coupa court la discussion.

— Allo! maman tu peux venir nous chercher ?  La mère de Roxane a eu un accrochage, elle en a pour des plombes.

— Écoute chérie, je suis fatiguée, prenez le bus, ce n’est pas si loin.

— Maman ! Nous aussi on est crevées, on vient de se taper une journée de révisions et deux heures de danse sans même un petit sandwich pour remontant.

 — ...........

— Et puis tu es fatiguée de quoi d’abord ? Tu as passé la journée à buller.

Devant l’entêtement d’Emeline je préfère m’incliner.

— J’arrive chérie. Patientez un moment.

— OK. J’ai compris, tu as cédé. Les enfants d’abord. De toute façon, je dois rentrer des dossiers m’attendent pour passer la nuit. Entre nous c’est une véritable histoire d’amour. Je t’appelle demain, d’ici là, repose-toi, et réfléchis sereinement à la décision que tu dois prendre.

N’oublie pas d’acheter tes médicaments, il faut que tu commences le traitement dès maintenant. C’est un ORDRE !

 

 5

 

     Arrivée à quelques mètres de l'école de danse, j’aperçus Emeline et Roxane en train de fumer. Comme elles ne m'avaient pas encore remarquée, je décidais de ralentir pour leur laisser le temps de cacher leur méfait. Aucune envie d'argumenter sur les dangers du tabac.

Et que pourrais-je dire ? Moi qui n’avais jamais fumé, jamais bu en dehors de l'incontournable coupe de champagne du Nouvel An. Je cuisinais bio la plupart du temps, n'avais jamais été une fêtarde, même pas pendant mes années fac, et pratiquait régulièrement une activité sportive.

Moi qui jusqu'à ce jour, avais mis un point d'honneur à me rapprocher le plus possible d'une vie saine et équilibrée.

Moi Claire Belfond, 49 ans, venait de perdre l'équilibre et commencer ma chute.

 

Assises sur la banquette arrière, Emeline et Roxane mâchouillaient leur schwimgum, tout en partageant l'écouteur de leur portable.

Elles étaient à cet âge ou l'adulte est l'ennemi, ou l'incompréhension des autres atteint son paroxysme. Pour Emeline les symptômes de l'adolescence étaient exacerbés. D'un caractère bien trempé, elle n'avait pas sa langue dans sa poche, mais la plupart du temps tout le monde l’excusait. Elle cumulait pratiquement toutes les qualités dont les parents rêvent pour leurs enfants. C’était une fille intelligente avec des facilités scolaires presque insolentes, doublées d'une beauté sauvageonne dont elle savait parfaitement tirer profit. Physiquement, c'était le portrait de sa grand-mère qu'elle n'avait pas connue, mais dont elle gardait jalousement les photos. Même chevelure brune, épaisse, et indisciplinée, mêmes yeux noisette pailletés d'éclats d'or illuminant sa peau opaline, et même bouche gourmande, aux lèvres légèrement boudeuses. Aussi loin que je me souvienne, personne ne résistait longtemps à son charme. Elle était née belle, et ne l'avait jamais ignorée développant un ego surdimensionné.

 

 J'invoquais un mal de tête coriace pour justifier mon arrêt à la pharmacie. Une fois n’est pas coutume, et je devais reconnaitre que les conseils de Nat étaient parfois d’une grande sagesse.

Ressortant avec un sac au volume suspect pour une boite d'aspirine ; Emeline s'en étonna. Je détournais habilement la conversation.

— As-tu trouvé ta tenue pour Halloween ? Lui demandais-je, sachant combien elle aimait se déguiser. Quelles que soient les circonstances, Emeline cherchait toujours à être la plus originale. Là où tout le monde ne voyait que distraction et divertissement, elle pensait compétition.  

Je passais le reste du trajet à écouter l'énumération de ses idées toutes plus fantaisistes les unes que les autres.

Je savourais ce moment. Nos conversations étaient devenues si rares ces derniers temps.

   6

Les jours suivants, j’entrepris de faire un grand « nettoyage d’automne ».

Peut- être par crainte de ne plus pouvoir faire celui du printemps, et puis l’hiver allait arriver, les fenêtres ne s’ouvriraient plus que très rarement sur un jardin dépouillé. Plus l’envie de conserver ces souvenirs poussiéreux, juste de me replonger un moment dans le passé pour oublier le présent et ne pas penser à l’avenir.

Si la vérité était impossible à admettre, elle était encore plus difficile à annoncer.

J’y avais définitivement renoncé.

 

 Après avoir préparé le repas, j’avais invité les enfants à me rejoindre. Depuis l’annonce de ce terrible diagnostic, c’était le premier soir où nous nous retrouvions tous les trois.      

  — Votre père est probablement retenu au bureau par un dossier urgent, nous dinerons sans lui.  

À cet instant, Édouard avait pénétré dans la cuisine me déposant un baiser dans le cou.

Une fois de plus, je ne l'avais pas entendu arriver. Édouard éprouvait un plaisir énigmatique à nous surprendre, et à nous faire sursauter. Ses petites habitudes provoquaient chez lui une hilarité débile que je ne supportais plus.

— Bonsoir chérie, as-tu passé une bonne journée ? Les enfants sont rentrés ? Dit-il, au moment même où ceux-ci dévalaient l'escalier.

Emeline l’assaillait de questions, débitaient les comptes rendus de ses journées sans reprendre son souffle, profitant de sa présence devenue si rare.

Valentin quant à lui, se contenta d'un « salut pa », replongeant le nez dans son bouquin.

Édouard s’était bonifié avec l'âge et avait indéniablement gagné en séduction. L'assurance acquise par sa réussite professionnelle lui conférait ce charme que dégagent les conquérants. Ce n'était plus le jeune homme timoré de notre première rencontre. Les premières années de cette métamorphose avaient fait naître en moi une grande admiration, mais très vite son orgueil démesuré m'avait lassée. Son obnubilation pour son apparence m'excédait.

 

 Alléché par l’odeur des lasagnes sortant du four, tout le monde avait rejoint sa place. Seul le bruit du cliquetis des couverts venait troubler ce moment de calme. J’imaginais leurs réactions, si à cet instant je leur avais annoncé la nouvelle. Quelle expression aurais-je pu lire sur leur visage ? De la douleur ? De la tristesse ? De l’angoisse ?

Ne plus voir cette petite lueur briller dans le fond de leurs yeux m’était insupportable.   

— Ca va chérie ? Je te trouve bien songeuse.  

— Oui, tout va bien.

— Pourtant je te trouve très pâle, tu m’inquiètes. Tu es presque aussi blanche que ce clochard de l’autre jour.

— Un clochard ! Je te remercie pour la comparaison.

— Ne te vexe pas, je faisais juste allusion à ta pâleur.

— C’est quoi cette histoire de clochard d’abord ?

— C’est un type que l’on a retrouvé allongé en travers du porche devant le cabinet. Le pauvre vieux était tellement saoul qu’il n’a même pas réagi lorsque je lui ai donné des petits coups de pied. Tout le monde était obligé de l’enjamber. Je t’assure que la mairie va m’entendre, ça fait vraiment désordre et pour faire fuir la clientèle il n’y a pas mieux.

— Qui te dit qu’il était saoul, il avait peut-être fait un malaise ?

— Chérie ! Enfin ! Toujours à vouloir défendre l’opprimé.

— Et toi toujours à caricaturer.

Je m’étais levée pour débarrasser la table, mais la pile d’assiettes n’eut pas le temps d’atteindre l’évier et s'écrasa au sol dans un véritable fracas sous les regards stupéfaits de la tablée.

 À genoux sur le carrelage de la cuisine, je sentis un nouveau flot de larmes me submerger.

Tous s'étaient levés pour m'aider. Les consciences s'éveillaient. Édouard me prit dans ses bras, essuya tendrement les larmes salées qui inondaient mes joues creusées par la fatigue.

— Chérie, me dit-il, tu ne devais pas consulter pour ce problème de crampes ? Alors où en es-tu ? Je vois bien que tu as l’air fatigué.

— Ça va.

— Ça va quoi ?

— Ça va, ce n'est rien, juste un petit manque de magnésium, pas de quoi s'inquiéter.

— Tu es sure ?

— Oui, quelques mois de traitement, et tout rentrera dans l'ordre.

— Promets-moi de consulter d’autres spécialistes si le problème persiste. C’est tout de même inquiétant cette histoire. Je t'aime, tu sais.

Les enfants avaient ramassé les petits bouts de pyrex. Nettoyés le sol.

À la poubelle la maladie.

Plus aucune trace de mes mensonges.

 

 

  Les cadeaux

    NM : Objet que l’on offre, présent…..

 

       1

 

Plus d'un mois s'était écoulé. Les petits matins givrés avaient succédé au brouillard. Plus de feuilles sur les arbres, plus de questions à la maison, plus de mensonges à concocter excepté ceux d’Édouard à digérer.

Au boulot, on s’était inquiété d'un arrêt aussi prolongé. J'avais éludé les questions trop indiscrètes et la curiosité avait fini par s'apaiser.

J’avais adopté un nouveau rythme de vie et prétexté un changement d’emploi du temps, pour justifier mes grasses matinées et mes départs tardifs de la maison. Je fréquentais assidument un club de sport et m’imposais un emploi du temps quotidien rigoureux, évitant ainsi les dérives de l’oisiveté.

Nat avait rué dans les brancards à l’annonce de ma décision, ne comprenant pas comment je pouvais vivre avec le poids du mensonge.

— Écoute Nat, lui avais-je dit. Les attentions qui se veulent bienveillantes me pèsent. On m’a ignorée trop longtemps, maintenant j’ai le sentiment de ne plus pouvoir vivre autrement. J’attends de ceux que j’aime, des regards amoureux, admiratifs, attendris, et je souhaite par dessus tout éviter les questions empreintes de compassion, ou pire de pitié du style

« As-tu pris tes médicaments ? »,

« Ton RDV chez la psy s’est-il bien passé ? » et blablabla….

Je ne le supporterais pas.

Chaque matin, je me lève, je me prépare, pour faire illusion auprès de ma famille. Je me surprends à douter de mon état, à croire que cette maladie est elle aussi une illusion, que rien de ce que m’ont dit les médecins n’est vrai, que ma vie est toujours faite des mêmes petites journées. Je n’ai à supporter aucune allusion, aucune réflexion, qui pourraient me rappeler ce qui m’attend. J’en oublie parfois que cette maladie me ronge. Elle s’estompe, elle s’efface, jusqu’au prochain signe que m’envoie mon corps. C’est une façon de ne pas affronter la réalité, parce que la réalité, crois-moi, il vaut mieux l’oublier. Les premiers jours j’ai voulu tout savoir, tout connaitre, de cette maladie. C’était trop douloureux, trop cruel, insoutenable. Je lisais tous les bouquins, consultais internet, décortiquais chaque article, chaque témoignage à la recherche d’une lueur d’espoir. Mais je n’ai rien trouvé.

Alors j’ai voulu mourir.  

 On espère tous une fin sans souffrance, une délivrance.

Aujourd’hui, je cours, je danse, je nage avant que tout cela ne me soit plus permis. J’essaie de faire de chaque minute un instant de bonheur. Le temps est un bien précieux que seule l’urgence de vivre nous permet de comprendre.

Et puis, à la fin, peut-être un peu avant, avant de ne plus pouvoir « applaudir des deux mains », je déciderais que le moment est venu de tirer ma révérence.

La gorge nouée, les yeux embués, sans un mot nous avons joint nos mains, unissant notre chagrin.

Je crois que Nat avait compris la nécessité de mon silence.

 

  2

 

Les préparatifs de Noël battaient leur plein. J'avais retrouvé un relatif optimisme en me plongeant dans de nombreuses occupations, surtout ne plus penser. Le traitement semblait apparemment assez efficace. L'euphorie des fêtes n'était pas non plus étrangère à mon humeur plus réjouie.

Nat me téléphonait régulièrement et ses visites ponctuelles stimulaient mon énergie parfois en berne.

Nous aimions nous retrouver le plus souvent possibles pour déjeuner, et tester les restaurants gastronomiques de la ville.

C'est ainsi que je me retrouvais marchant d'un pas alerte en direction du tribunal où je devais la retrouver.

 

Les courants d'air s'engouffrant sur le parvis m'obligèrent à patienter à l'intérieur. Un vigile fouilla mon sac pendant que je dénouais l’écharpe  protégeant mon visage du froid. L'ensemble du bâtiment avait la rigidité des occupants des lieux. Murs gris clair, portes, gris de Payne (de peine), poignées métal, sièges noirs, j’en ressentis un frisson qui me fit presque regretter la bise glaciale de l'extérieur.

Soudain, j’aperçus Nat au bout du hall en grande conversation avec

l’homme qui l’accompagnait. Elle m’adressa un signe. Tout dans son regard et dans son attitude se voulait rassurant. Lorsqu’elle ne fut plus qu’à quelques mètres de moi, l’homme à ses côtés sortit de son esquisse, révélant sa beauté. Environ 1m80, une allure athlétique, des cheveux noirs et brillants, des lèvres pulpeuses à faire pâlir les femmes, je n’attendais plus qu’une chose, croiser son regard, dans l’espoir que celui-ci fasse taire la pulsion de désir qu’avait provoqué en moi son apparition. Nat se retourna vers moi, au même instant deux lagons émeraude achevèrent d’embraser tout mon être. Elle ressentit mon trouble et expédia les salutations pendant que mon regard restait noyé dans celui du bel inconnu. Me saisissant violemment par le bras, elle m’obligea à sortir enfin de ma béatitude.

Nos pas résonnaient encore à l’intérieur alors que nous avions déjà atteint le parvis.

— Non, mais qu'est-ce- qui t'arrive Claire ? Rugis Nat formant un nuage de buée.

— De quoi tu parles ?

— Je parle de la façon dont tu dévisageais ce pauvre garçon.

— Il est beau, alors je regarde, c'est un crime ?

— Non, mais soit un peu plus discrète à l'avenir.

— Dois je te rappeler que question avenir je suis un peu limitée, et qu'être discrète risquerait de me faire perdre du temps.

— Ok, ok, j'abandonne. Allons manger, je meurs de faim.

La chaleur du restaurant avait empourpré mes joues. Un serveur nous aida à ôter nos manteaux et nous invita à le suivre, slalomant entre les tables recouvertes de nappes ivoire et de serviettes chocolat. Chacune d'entre elles était agrémentée d'un petit bougeoir et de magnifiques bouquets ronds aux tonalités parme et framboise, rehaussant le camaïeu de l'ensemble. Une énorme cheminée dans laquelle crépitait un joyeux feu de bois achevait d'anoblir le lieu.

Nous n'avions pas résisté à l'envie de nous offrir un petit Kir royal. Au début du repas, Nat me parla des fêtes de Noël, du casse-tête des cadeaux, et du casse-tête des repas à préparer pour les casses pieds. Je me contentais d’acquiescer à intervalles réguliers, mais en mon for intérieur je bouillais. L'envie de la questionner sur l'apparition du tribunal me préoccupait tellement que le fil de la conversation m’échappait.

— Dis-moi Nat, le jeune homme de tout à l'heure c'est un client ou un collègue ? Osais-je enfin.

— Un client.

— Ah ! Et tu le défends pour quelle raison ?

— Secret professionnel. Répondit-elle, la bouche pleine d'un met succulent, que pour ma part, je laissais scrupuleusement refroidir dans mon assiette.

— Oui. Je comprends. Mais est-il demandeur ou défenseur ?

— Claire ! S'exclama Nat un peu trop fort, de sorte que toutes les têtes se retournèrent vers nous, me livrant ainsi le terrible constat que l'âge moyen de la clientèle devait être d’au moins « 100 ans ». Notre société avait pris un coup de vieux. Je me sentis presque rassurée à l’idée de ne jamais leur ressembler.

— C'est juste histoire de bavarder. Répondis-je.

— De bavarder. Tu te fous de moi, j'ai vu le regard insistant que tu avais, c'était vraiment gênant.

— Je suis une épicurienne, c'était pour le plaisir des yeux, pas de quoi en faire toute une histoire.

— D'accord, mais arrête avec tes questions, parce que de toute façon je ne peux pas y répondre et changeons de sujet si ça ne t'ennuie pas. Je viens ici pour passer un bon moment et surtout pas pour qu’on me parle de boulot.

— Tu as raison. Dis-je sans conviction.

Pendant un moment, elle se concentra sur son assiette. Seul le cliquetis des couverts accompagnait le bruit régulier de sa mastication.

Je savais qu’elle finirait par rompre le silence, qui chez elle, avait des effets anxiogènes.

— Je trouve ce décor un peu trop fleuri ? Finit- elle par dire, certainement à court d’inspiration, rabaissant d’un coup le niveau de la conversation.

— Tout à fait. Répondis-je, d’ailleurs même le serveur bourgeonne.

— Tais-toi, Claire, je crois qu’il t’a entendue.

— Tu as raison, il est devenu rouge comme une pivoine.

 Nos éclats de rire brisèrent à nouveau le silence. Les regards réprobateurs qui pour la seconde fois se retournèrent vers nous eurent pour effet de décupler notre hilarité.

 

À la fin du repas, nous avions repris le cours d'une conversation plus en concordance avec le lieu et la clientèle. Sobre et distinguée.

Après avoir quitté Nat, j'entrepris de faire quelques courses pour renouveler les guirlandes et les boules vieillissantes du sapin.

Ras-le-bol des vieilleries.

Malgré le froid qui mordait mon visage et le bout de mes doigts que ne recouvraient pas mes mitaines, j'étais toujours plongée au cœur d'un merveilleux lagon émeraude.

 

 3

 

Comme chaque année, invariablement, nous fêtions le réveillon de Noël à la maison avec papa, seul depuis quelques années maintenant, et toute la famille d’Édouard. Je m'immergeais dans de nombreuses occupations afin d'oublier l'apollon du tribunal. Sa vision m’obsédait. Il occupait toutes mes pensées, occultant même la maladie. Sur ce point, c’était plutôt positif.

J'avais décidé de trier les décorations de Noël. Chaque carton évoquait une époque. Les premières années des enfants, avec le costume du père Noël que devaient endosser à tour de rôle les grands-pères. La période-école primaire, et sa déco nature, dont forcément il ne restait plus grand-chose. Les années collège, ou le sapin ne rencontrait plus le succès passé ; et enfin les années lycée excentriques et faussement libérées. Mes doigts effleuraient le costume du père Noël qu’Édouard porterait probablement un jour pour nos petits-enfants. Cette vision raviva la douleur me faisant aussitôt regretter mes pensées adultérines.  

Empêtrée autant dans ma rêverie que dans l’amalgame de guirlandes poussiéreuses, j'extirpais avec difficulté mon portable de ma poche.

— Allo ! Mamy Solange ? Comment allez-vous ?

— Très bien ma PETITE Claire. Répondit-elle, pour me faire payer le « mamy ».

Pour cette femme, l’apparence avait toujours été l’une de ses obsessions. Elle n’accordait aucun pardon à la plus petite imperfection. Elle ne s’autorisait pas le moindre écart de conduite et ne tolérait pas non plus que les autres se le permettent. Je me souvenais du jour où elle nous avait annoncé fièrement qu’elle allait subir plusieurs interventions chirurgicales afin de supprimer ses pattes-d’oie, sa ride du lion et sa culotte de cheval. Comment avez-vous fait pour nous cacher toute cette ménagerie ? Avais-je failli répliquer ? Et pour la tête de linotte et le caractère de cochon, elle a prévu quelque chose belle maman ?

Au final, une femme aigrie ne devient jamais jolie et aucun bistouri ne peut rien y changer.

Ma belle-mère était une maîtresse femme, et avait toujours porté sur ses épaules le poids de la petite entreprise d'imprimerie qu'elle dirigeait avec son mari. Bien que ce dernier en soit le PDG, c'était par elle que transitaient toutes les décisions. Les ouvriers la surnommaient le lance-flamme en référence à sa crinière roux flamboyant et son rouge à lèvres carmin dont ses dents portaient souvent l'empreinte. Mon beau-père quant à lui était l'extincteur, toujours là pour arrondir les angles, calmer les ardeurs, l'irascibilité et les algarades de sa femme. Aucun des trois enfants n'ayant souhaité reprendre l'affaire familiale, l'entreprise avait été revendue, et l'acerbité de Solange décuplée. Malgré la chirurgie esthétique, la vieillesse avait marqué d'indélébiles rides sur son visage, dévoilant l'expression d'une vie d'agressivité et d'animosité. L'argent avait scellé ce couple, ne laissant pas l'ombre d'une place pour l'amour dans ce palais de marbre. Des trois enfants Édouard était celui qui s'en sortait le mieux. Étant l'aîné il avait connu les premières années du couple encore empreintes d'un peu de compassion l'un pour l'autre. Antoine né 4 ans après son frère, n'avait pas eu cette chance, arrivé au moment du boum de l'entreprise il avait du subir les foudres du dragon toute son enfance, et en portait encore les stigmates. À 44 ans il vivait toujours dans le déni de son homosexualité. Il enchaînait les relations frustrantes et souvent avortées, de petites amies imposées par sa famille. Quant à Florence, la cadette, c’était le clone de mamy Solange. Marié à un richissime patron de société de transport ; elle éduquait ses jumeaux d'une main de fer. À chacune de nos rencontres, elle comparait avec sarcasme l'intelligence supérieure de ses chérubins au « crétinisme » de mes enfants.

À l'image de sa mère, tout ce qui n'excellait pas n'était pas digne d'intérêt. Pour toutes ses raisons, j'entretenais avec ma belle-famille une relation juste polie ; exception faite d'Antoine tellement décalé dans cette famille « calée ».

Et pour la première fois, je venais d’oublier notre rendez-vous annuel, shopping de Noël.

M’habillant à la  hâte, je l’avais rejoint au centre-ville, et nous avions finalement accompli notre mission cadeau en respectant les « excellentes idées » de mamy Solange. Pas très compliqué, suivre et acquiescer.

Pour « beau papamou », une montre, parce que la ponctualité est           indispensable à une bonne éducation.

76 ans le beau papa, j'espérais que pour lui le temps perdu pourrait être rattrapé.    

Pour Antoine, un cartable, afin d’affirmer sa virilité, et son « côté mâle » qui lui va si mal.

Pour Édouard, un pull en cachemire, pour qu'on l'admire et qu’il se mire.

  Pour Florence, la « dure à cuire », un sac en cuir.

Pour les enfants surdoués, et pour les arriérés.

Pour des enfants que l'on désocialise…..  Que l’on « crétinise. »

Des iPhone, des iPod, des iPad, des aies aies aies.........

Pour Solange, voir avec Charles les suggestions à respecter.

Pour Claire, l'originalité d’Édouard saurait comme toujours la combler.

Terminé la corvée des cadeaux.

Finie la compagnie du chameau.

 

Après d’interminables conseils et de recommandations, Solange m'abandonna enfin un petit reste de fin d'après-midi. Le cabinet de Nat étant situé à quelques pas, je décidais de lui faire une visite surprise. Dans l'entrée de l'immeuble haussmannien, un monumental escalier occupait tout l'espace. Mes pas résonnaient sur les dalles de marbre. Après avoir gravi les deux étages, je poussais l’imposante porte grinçante de la salle d'attente, et sans pouvoir dissimuler mon étonnement, me laissais choir sur un des fauteuils. Face à moi, l'apollon du tribunal venait de relever la tête, et pour la deuxième fois, noyer son regard dans le mien. Une chaleur m'enveloppa. Difficile de dissimuler mon embarras.

— Bonjour. Me dit-il, un sourire malicieux accroché sur ses lèvres.

— Bonjour, répondis- je, trop mal à l'aise pour fixer son regard.

—J’ai l’impression de vous connaitre ? On s'est déjà rencontrés n'est-ce pas ?

— Oui peut-être.

— Mais si ! Au tribunal, j'étais avec Maître Morand, bien sûr que vous vous souvenez de moi ! Moi je me rappelle très bien de vous et de votre regard insistant.

Quel culot ! Quelle arrogance ! Prétendre que je le dévisageais, que je n’avais pas pu l’oublier. Pourquoi ne pas sous-entendre que je le draguais pendant qu’il y était ? Je me sentis vexée, humiliée. Comment pouvait-il penser cela, s’en réjouir, et afficher autant d’assurance?

Et pourquoi ne pas imaginer le contraire ?

Comment avais je pu me laisser envahir par sa vision pendant tout ce temps ?  Je me sentis soudain complètement ridicule.

Je ne le connais même pas, et sa belle petite gueule n’a pas l’air d’être bien pleine, alors basta, je m’en vais avant que Nat me trouve face à lui, parce que le coup de la simple coïncidence je crois que ça ne marchera pas. Avant que j’atteigne la sortie, sa main avait saisi la poignée et retenait la porte pour me laisser passer.

— C’est moi que vous fuyez comme ça ?

— Non, je dois partir c’est tout.

— Moi c’est Medhi et vous ?

— Claire.

— Je vous offre une bière Claire.

— Une bière ?

— Non, je plaisante, autre chose si vous voulez.

— Non ce n’est pas possible je dois rentrer

— Rentrer ou partir ? Parce que ce n’est pas tout à fait la même chose.

Cette petite phrase venait de provoquer en moi comme un déclic, et éveillé ma curiosité. Au-delà de la réponse, c’était avant tout la question qui importait. Sa belle gueule n’était peut-être pas si vide que ça, et l’idée d’en découvrir le contenu m’excitait autant que l’idée de ses lèvres sur les miennes. Je me rendis compte que je ne maitrisais plus mes pensées, et loin d’en être effrayé cela fit naitre un sourire sur mes lèvres.

— C’est quoi ce petit sourire ? En tout cas, ça vous va bien, essayez de le faire plus souvent. Alors, rentrer ou partir ?

— Et votre rendez-vous ?

 — No problem. Alors ?    

 —Alors, rester. Offrez là moi cette bière !

Nous avons trouvé un petit bistrot à l’écart de l’artère principale. L’intérieur était à l’image de la façade, propre, mais vieillotte. Un bar en formica formait un angle au coin duquel trônait une grosse caisse enregistreuse d’un autre temps. De petites tables en bois étaient recouvertes de toiles cirées à carreaux jaunes et bleus, entourées de chaises peintes dans des coloris assortis. L’ensemble était défraîchi, mais avait dû, à une certaine époque, être de bon gout.  La femme qui nous servait était extrêmement discrète, et il n’y avait plus qu’un seul client à l’intérieur, qui semblait passablement éméché. Habituellement, j’appréhendais de me retrouver dans des endroits peu familiers, mais là, je me sentis tout de suite à l’aise.   

Medhi avait ôté son blouson, et relevé légèrement les manches de sa chemise blanche, découvrant la peau bronzée de ses avant-bras.

Il engagea rapidement la conversation, surtout pour me connaitre, mais évitant de se dévoiler. Sans reprendre son souffle, il enchaina les questions, se souciant à peine de la banalité de mes réponses.

« Ma relation avec Nat, mes études, mon métier, mes gouts, surtout vestimentaires, sur lesquels je ne pouvais pas tricher, et qui selon lui dispensaient de tout commentaire sur mon état d’esprit actuel. » 

— Votre tenue est d’une telle discrétion qu’elle pourrait passer pour une tenue de camouflage. Me dit-il.

  Apparemment, vous chercher à passer inaperçu, c’est à croire que vous fuyez, reste à savoir qui, ou quoi ?

C’est dommage, car vous êtes faite pour la lumière, vous êtes un être solaire.

— Ôtez-moi d’un doute Medhi, vous êtes psy ?

— Non, mais je ressens parfois chez certaines personnes, des aptitudes dont elles-mêmes n’ont pas conscience. C’est mon côté observateur, et je me trompe rarement. Enfin, sauf une fois, mais je n’ai pas envie d’en parler.

— En tout cas, vous êtes très curieux, et vous savez faire parler les gens. Mais vous, qui êtes-vous ? Et pour commencer, que faites-vous aussi souvent chez un avocat ?

— C’est la seule chose qui vous intéresse ?

Eh bien, laissez-moi vous dire que je trouve ça très décevant.

Moi, je suis peut-être curieux, mais pas indiscret, alors si vous avez envie de me revoir poser les bonnes questions à l’avenir, dit-il d’un ton sec qui contrastait avec la douceur de ses paroles précédentes.

Il s’empara de la note, paya, concluant ainsi cette petite parenthèse.

Nous nous sommes retrouvés sur le trottoir, moi dépitée, lui contrarié. L’expression de son visage trahissait l’irritation. Il dégaina une cigarette, d’un paquet surgi de nulle part qu’il s’apprêtait à remettre dans sa poche, mais se ravisant il m’en proposa une, qu’à ma grande surprise j’acceptai. Dès la première bouffée, je faillis m’étouffer, ce qui déclencha nos éclats de rire. Ceux-ci résonnèrent dans la rue déserte. Seuls, de petits rectangles lumineux éclairant les façades des immeubles témoignaient que la vie n’était pas interrompue, mais simplement momentanément ralentie.   

— Bonne soirée, me dit-il sans avoir pris le temps de reprendre son souffle. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir, et si c’est le cas éviter les questions indiscrètes cette fois. Puis, me saisissant par les épaules il me déposa un baiser sur la joue.

Déjà dans mon champ de vision, plus que son dos à l’horizon.

En approchant de ma voiture, un petit rectangle de papier blanc glissé sous l’essuie-glace attira mon attention.

Quelques mots, d’une écriture fine et empreinte d’une certaine élégance,

avaient été griffonnés à la hâte.

« Merci pour toute l’attention que vous m’avez accordée ; si vous avez envie de sourire tel moi 0661142527 »

 À quel moment avait-il pu déposer ce mot sur mon pare-brise ? Décidément, Medhi avait l’art du mystère et de la mise en scène, ce qui, ajouté à sa beauté, le rendait irrésistible.

 

  4

 

Deux nuits d’insomnie, deux jours à faire la toupie dans le salon, avaient eu raison de ma patience. Je cherchais en vain une explication à mon comportement. Comment un inconnu avait-il pu me détourner d’une route dont je ne m’étais jamais égarée jusque-là ? Pourquoi sa présence m’avait-elle semblé si réconfortante, si apaisante, alors que je ne savais rien de lui ?  L’envie de le revoir me torturait. Mes questions sans réponses m’inquiétaient. Pourquoi son intérêt pour moi me semblait-il si soudain, si suspect ? N’ayant trouvé aucune explication rationnelle aux pulsions qui me dévoraient, je finis par en conclure que la mise en garde sur les effets euphorisants des antidépresseurs n’était pas infondée.  Mon comportement ne pouvait être attribué qu’aux effets secondaires du traitement. Cette conclusion n’avait évidemment pour objectif que de m’ôter le sentiment de culpabilité qui me rongeait.  Après avoir cent fois écris puis effacé le sms de notre prochain rendez-vous, j'avais revu Medhi, même lieu, même décor, juste un changement d’ambiance.

 

Dès les premières minutes, je me sentis à l’aise, comme si je venais de retrouver un ami proche, quelqu’un d’intime, à qui l’on peut tout confier, sans arrière-pensées, sans fausse pudeur. Je décelais en lui un être protecteur, rassurant, en présence de qui je pouvais laisser tomber masque et cuirasse.

 Avec Édouard et les enfants, je ne m’autorisais jamais ce genre de décontraction, trop de protocoles, de règles à respecter, toujours soigner son apparence, jusqu’à l’obsession, jusqu’au malaise.

 

 Nous nous étions retrouvés en début d’après-midi et quittés tard dans la soirée passablement éméchés.  

J’avais retrouvé avec plaisir, Medhi et sa verve. Il parlait de tout avec humour, même des sujets les plus graves.  

« Le chômage, et son taux explosif, véritable fléau, pour lequel nous devrions organiser une émission au même titre que le téléthon.

Un ‘chomagethon’, émission pendant laquelle les patrons téléphoneraient pour proposer des emplois aux plus démunis », disait-il. Trop de misère pour se taire.

« La politique, et ses emblématiques représentants clownesques, qui finissaient par ne plus faire rire même aux guignols de l’info. Et des infos truquées, devenues manipulatrices des consciences.

Les médias, et leurs pouvoirs dévastateurs sur les libertés de pensées.  Le cinéma, et les super productions américaines derrière l’ombre desquelles le cinéma d’auteur ne trouvait plus de place.

Et puis, la musique, bidon, artificielle, la littérature, un auteur, trois livres par an, “foutage de gueule”.  La société surprotectrice.

Pour notre bien ? Ou pour celle des financiers ? »    

Son imagination débordante avait réveillé en moi l’adolescente révolutionnaire qui n’avait jamais pu s’exprimer.

J’étais fascinée par son éloquence, et confuse de ressentir de l’étonnement face à sa culture et son érudition. Je prenais conscience de l’empreinte laissée par mon éducation. Les clichés avaient la vie dure et ne m’avaient pas épargnée.  

 Je décidais de fêter notre rencontre improbable, et commandais deux coupes de champagne, rapidement suivi d’une deuxième, puis d’une troisième, puis d’une quatri………..

Les bulles ayant eu raison de notre déraison, la conversation dévia vers de délirantes élucubrations.

Chaque client était prétexte à un petit scénario, nous lui inventions une vie, si possible tumultueuse, et surtout intrigante. Nos délires alcoolisés provoquaient chez nous une hilarité bruyante et décomplexée, ne manquant pas d’attirer des regards désapprobateurs vers notre table.

L’après-midi s’écoula si vite que les bulles de champagne pétillaient encore dans ma tête et au fond de mes yeux quand nous sortîmes du bistrot. Nous nous quittâmes sans proposition, sans projet de rendez-vous, juste un baiser furtif sur la joue, dont la chaleur était encore présente le soir en m’endormant, bercée par le murmure de ses dernières paroles. 

 «Le champagne te va très bien.” 

 

  5

 

Dès le lendemain, son sms m’invitait à le revoir.

 « J’ai un besoin urgent de ta lumière pour illuminer ma journée ».

L’incohérence des évènements qui traversaient ma vie m’insufflait une force nouvelle jamais ressentie jusque-là.

J’imaginais qu’un miracle s’était produit, qu’une erreur de diagnostic avait dû être commise, qu’une joie aussi immense ne pouvait être entachée d’un malheur aussi grand. J’étais plus vivante que jamais.

La souffrance ne pouvait plus m’atteindre. Mon horizon ressemblait à un coucher de soleil sur des eaux turquoise bordées de sable blanc.

Chaque minute en sa présence était comme de petites friandises, douces et sucrées. Ses attentions constantes, son jugement et son discernement, sa façon de me dévoiler plus justement qu’aucun autre ne l’avait jamais fait était un véritable enchantement.

Sa manière d’anticiper mes mots, mes maux, et mes actes, me stupéfiait.

Nous ne nous promettions rien, mais nous avions un besoin vital de nous sentir, de nous respirer sans effusion charnelle, juste de petits gestes, de petits rapprochements inspirateurs d’espoir.

 

— C’est aujourd’hui notre dernier rendez-vous de l’année. Me dit-il. Je t'ai fait un petit cadeau pour que tu ne m’oublies pas. Je veux que tu penses très fort à moi jusqu’à l’année prochaine. Ne l’ouvre pas devant moi, je n’aime pas les mercis.

— Mais il ne fallait pas ! Ça me met mal à l'aise, surtout que je n’ai rien pour toi.  

— Ce n’est pas grave Claire.  Mon plus beau cadeau c’est toi. Tu es mon petit rayon de soleil quotidien, et toutes ses journées sans toi vont me replonger dans l’obscurité.

Il m’embrassa longuement. Lorsqu’il relâcha son étreinte, mon cœur se fragmenta.

Avant de démarrer la voiture, je déchirai avec fébrilité le papier cadeau.

C’était un CD de Pink Martini.

 

   6

 

Les journées s’étiraient plus mollement qu’un chamallow, et plus aucune nouvelle de Medhi. Des obligations familiales l’avaient contraint à s’absenter, mais sans lui je m’asphyxiais, il était devenu mon oxygène.  Je m’interdisais toute initiative, espérant ainsi faire cesser cette pulsion délirante qui m’attirait vers lui.  Le CD de Pink Martini passait en boucle entretenant le malaise qui me rongeait. Lors de nos derniers rendez-vous, j’avais tenté, en vain, d’obtenir quelques confidences sur sa vie privée, mais ses réactions hostiles m’avaient à chaque fois découragée.  En préservant le mystère, il avait stimulé ma curiosité. Son charme en était décuplé, mais son absence avait réveillé mes inquiétudes.   

Nat s’étonnait de mes silences, et je m’en voulais de refuser ses invitations, mais à la seule idée d’affronter ses reproches, le courage me manquait. Je me dérobais.

Après une nouvelle nuit agitée, où l’incertitude et le doute avaient pris la place du sommeil, je décidais qu’il était temps d’apaiser mes angoisses.

Nat serait heureuse de me voir, et moi rassurée, enfin, je l’espérais.

 Après un petit déjeuner pris à la hâte, une douche revigorante, je me retrouvais dépitée devant une garde-robe vieillotte et déprimante. Tailleurs, vestes, chemisiers, foulards, rien de gai, rien de jeune, rien de sexy, que du beigeasse, du maronnasse, le coup de vieux assuré, la déprime en ligne de mire.

Finalement, j’optais pour un vieux jean et un pull bleu pétrole, déniché parmi le monticule de fringues encombrant l’armoire d’Emeline.  J’égayais le tout d’un sautoir et de boucles assorties. Un manteau et des bottines marron pour me parer du froid, un coup d’œil au miroir, pour juger de l’effet. La transformation n’était pas spectaculaire, mais pour la première fois depuis fort longtemps, mon reflet me plut.

 

La salle d’attente était déserte, après un regard réprobateur, Nadine la secrétaire, me rappela sèchement que Maitre Nathalie  Morand était au tribunal tous les jours jusqu’à midi. COMMENT… avais-je pu l’oublier ?

— Ce n’est pas un problème, lui dis-je. Il fait très froid ce matin, je vais l’attendre ici.

Dès que la porte fut refermée, je pénétrais dans le bureau de Nat avec la discrétion d’un Arsène Lupin en action.

Un tapis recouvrait un parquet de chêne clair amortissant le bruit de mes pas. Un bureau en verre était entièrement recouvert de dossiers. Des stylos, des trombones, agrafeuses et autres objets hétéroclites étaient dispersés sur un sous-main en cuir. Seule la petite lampe rétro ressortait de ce capharnaüm. Des étagères supportant des livres et des cartons d’archives recouvraient les murs jusqu’au plafond.

La peur me nouait l’estomac, mes mains tremblantes soulevaient chaque dossier, chaque chemise, jusqu’au moindre papier. Ne pas paniquer, réfléchir avec le peu de lucidité qu’il m’était possible de contrôler. Où met-on les dossiers des affaires en cours ? À proximité ? Mes recherches restaient infructueuses et le temps décuplait mon d’angoisse.

Je n’arrivais pas à m’imaginer être l’auteur de ces actes, si bien que je me sentais, tantôt  spectateur attendant le dénouement, tantôt  l’acteur tétanisé par le trac des grandes premières. Des éclats de voix accompagnés de pas claquant sur le parquet achevèrent de m’affoler.

La porte s’ouvrit sur une Nathalie contrariée prête à me réprimander. Le téléphone plaqué sur l’oreille, je l’invitais à se taire, simulant une conversation avec l’hôpital.

— C’est le médecin. Chuchotais-je, ma main recouvrant le combiné comme pour masquer mes paroles au présumé correspondant.

— OK. Me fit-elle. Je te laisse terminer. J’ai du courrier à remettre à Nadine, et déposant son cartable sur le fauteuil, elle s’empara d’un des dossiers posés sur le bureau. Je venais de commettre l’acte le plus honteux de toute ma vie, mais cette pensée ne m’arrêta pas, et m’emparant du cartable de Nat, j’en examinais le contenu. Mon entêtement fut récompensé, sur un dossier rose maintenu par un élastique le nom de Mr Fessali Medhi, était inscrit au feutre noir.               

                     

  7

En cette veille de réveillon, les rues étaient bondées. La neige avait recouvert les toits de la ville et parée les arbres d’un voile cotonneux.

 Des guirlandes lumineuses scintillaient aux balcons s’associant harmonieusement à celles des vitrines. Le père Noël d’un grand magasin offrait des chocolats aux enfants.  Certains parents le prenaient en photo avec leurs chérubins sur les genoux. Les retardataires se bousculaient dans les rayons déjà pratiquement dépouillés. En manque d’inspiration, j’écumais toutes les boutiques de la ville, cherchant désespérément quoi offrir à Medhi et Melissa. 

L’aperçu de son dossier juridique avait fait taire mes appréhensions. Son contenu avait mis en lumière certaines zones d’ombres, et avait du même coup attisé mon attirance.

 

Tous étaient attablés, l’alcool avait gommé les frontières et mamy Solange riait aux éclats avec papa, pendant que beau papa acquiesçait aux propos d’Antoine sur l’égalité des droits entre hétérosexuels et homosexuels.

Florence et Édouard s’échangeaient de tendres souvenirs d’enfance. Quant aux enfants, ils avaient disparu immédiatement après la dinde, pour revenir au moment du dessert, traditionnellement consacré à la distribution des cadeaux.

Après les remerciements d’usage, et pour certains les séances d’essayage, chacun se plongea dans des activités diverses.

Solange, Florence, Édouard et papa entamèrent un bridge. Antoine et beau papa  décidèrent de regarder un film, mais très vite les ronflements de ce dernier obligèrent Antoine à mettre le casque. Les enfants étaient dans leurs chambres, s’appliquant à télécharger des applications.

C’est ce moment de calme, de réconciliation, qui m’offrit l’opportunité tant espérée de m’éclipser.    

 Édouard s’était contenté d’un hochement de tête à l’annonce de ma soudaine envie de prendre l’air.

 

Mes pas crissaient sur le sol verglacé et le givre avait formé de fines sculptures étoilées sur le pare-brise de la voiture.

 

 

 L’abord de la cité des Érables n’avait rien d’engageant, et le GPS m’indiquait de poursuivre une route de plus en plus étroite et sombre, m’obligeant à ralentir. Sur ma gauche, l’entrée d’un parking sur lequel gisaient des cadavres de véhicules calcinés et désossés n’invitait guère au stationnement. Les murs des immeubles étaient recouverts de tags et d’injures diverses au pied desquels s’amoncelaient de véritables décharges sauvages.  Des portes d’allée éventrées laissaient entrevoir des cages d’escaliers lugubres. Des rues barrées d’objets insolites, m’obligeaient à effectuer de complexes manœuvres. Des haut-parleurs, fixés sur la plage arrière d’une voiture, crachaient de la musique à tue-tête, et des jeunes conduisaient leurs motos bruyamment. C’était un véritable pandémonium donnant l’impression de pénétrer en territoire étranger, aux confins d’un autre monde.

Une main aux doigts jaunis par la nicotine frappa la vitre de la voiture, me faisant signe de la baisser.

— Bonjour madame, vous êtes perdue ?

— Non, enfin oui, je cherche l’allée des Encombrants.

— Ah ouais, vous connaissez quelqu’un là-bas ?

— Oui. Répondis-je méfiante.

— Je peux vous accompagner, je connais tout le monde dans le quartier, c’est chez qui que vous allez ?

— Non,  merci c’est gentil.

— N’ayez pas peur, je ne vais pas vous violer, alors c’est qui que vous cherchez ?

— Mr Fessali Medhi.

— Waouh ! Vous connaissez Medhi, il doit vous kiffer grave pour vous avoir donné son adresse !

— Je vous emmène, suivez-moi, dit-il en enfourchant une moto que je n’avais pas encore remarquée.

Notre arrivée devant l’allée du bâtiment A n’eut rien de discret. Le motard avait ameuté le quartier à grand renfort de coup de klaxon, si bien qu’en quelques minutes, la voiture se retrouva encerclée de gamins surexcités, et qu’à quelques exceptions près, toutes les fenêtres s’étaient ouvertes offrant à ma vue des cous étirés et des têtes penchées dans ma direction.

Je sentis un malaise me submerger. Le sol se déroba sous mes pieds. Deux bras musclés me saisirent sous les aisselles, et m’allongèrent sur la banquette arrière de la voiture.

Le visage de Medhi penché au-dessus du mien, son souffle réchauffant tout mon être, sa voix sucrée encore un peu lointaine étaient comme un cadeau inattendu, trop longtemps attendu.

— Qu’est-ce que tu fou ici ? Comment as-tu trouvé mon adresse ? T’es complètement cinglée ou quoi ?

Rentre chez toi, ici c’est pas un quartier pour toi, t’as vu les gamins ça les rend dingues les gens comme toi.

— Mais où sont-ils ? Dis-je retrouvant un peu mes esprits.

— Partis, je les ai virés du capot de ta bagnole avant qu’ils la désossent et toi avec. Bienvenue chez les cannibales.

— Arrête. Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je déconne, mais quand même tu n’as rien à foutre ici.

— D’accord, mais avant de repartir j’ai quelque chose à te donner, dis-je en ouvrant le coffre rempli de cadeaux. TAN TAN. Joyeux Noël.

— C’est quoi ça ?

— Ce sont des cadeaux pour toi et Melissa.

Le visage de Medhi avait blêmi, les jointures de ses poings serrés étaient plus blanches que de la craie. L’un de ses poings s’abattit sur la portière manquant de peu mon estomac. Laissant échapper un cri étouffé, écumant de rage, il m’ordonna de disparaître, m’injuriant sans relâche pendant de longues minutes. La douleur et la haine déformaient son beau visage.

— Je ne sais pas comment tu as appris son existence, et qui t’a donné mon adresse, mais si c’est ce que je pense elle va le payer cher ton amie l’avocate.

Non-respect du secret professionnel tu sais ce que ça veut dire ?

— Elle n’y est pour rien. Balbutiais-je entre deux sanglots.

— Retourne auprès de ta famille dans ta petite banlieue de riches bien propres ; espèce de sale bourgeoise en manque de sensation, c’est pas un zoo ici, alors DÉGAGE ! DÉGAGE !

— Une dernière chose, dit-il un doigt menaçant pointé sur moi. Chez nous, dorénavant, on ne fêtera plus jamais Noël, alors on n’a pas besoin de cadeaux.

 « Comment as-tu pu tout gâcher ? » laissa- t-il échappé dans un murmure à peine audible.

— Mais pourquoi, pourquoi toutes ces paroles haineuses ? Bégayais-je en démarrant la voiture. Qu’ais je fais de si monstrueux pour déclencher une telle hargne, un tel courroux ?

La voiture s’éloignait, je n’étais plus qu’un zombi traversant une jungle hostile.

Dans le rétroviseur déjà plus que l’absence, l’errance, l’indifférence.

Dans la voiture mon cœur broyé par la souffrance de l’ignorance.

 

 Les mensonges

 NM : Acte de mentir, fausses affirmations

              Ce qui est trompeur, illusoire…….

 

 1

 

Les fêtes n’étaient plus qu’un souvenir, douloureux, indigeste, nauséeux. Les paroles lapidaires de Medhi avaient gommé celles des médecins. Plus rien ne m’importait. En détruisant notre relation à peine éclose, j’avais anéanti ma raison de vivre, l’envie de me battre. Sans la promesse de le revoir, le courage d’affronter cette épreuve m’avait abandonnée. Même la présence des enfants n’était plus une motivation suffisante. J’en éprouvais une honte culpabilisatrice.

M’enfonçant au tréfonds du renoncement, je n’étais plus qu’une épave inaccessible qu’aucun plongeur n’approcherait plus. La lumière n’atteignait pas de telle profondeur, et je m’habituais ainsi à l’obscurité qui m’attendait après la fin.

Comment continuer la route quand on sait qu’elle est sans issue ? Que chaque pas, chaque geste deviendront une souffrance, que des parties de nous-mêmes parsèmeront le parcours. Plus nos forces s’amenuiseront, plus la distance diminuera. Aucun retour en arrière possible, seulement un corps, subissant lentement sa métamorphose jusqu’à ne plus exister. Un corps et un esprit transformé, que je devrais accepter. Cette nouvelle identité qui prendra la place de celle que je m’étais construite, façonnée, au prix de tant d’efforts et tant de sacrifices.

 

Je mesurais combien mon silence m’isolait.

 

 À la maison, personne ne semblait remarquer mon absence. J’étais là, mais lasse physiquement. Mon esprit n’était plus connecté à ce corps altéré.

J’avais quitté mon enveloppe charnelle, et mes pensées torturées me semblaient plus insoutenables chaque jour.

 C’est au fond de mon lit; ensevelie sous une couette, tantôt frissonnante tantôt enfiévrée, que je passais le plus clair de mon temps, les yeux scrutant le plafond à la recherche d’une improbable issue au  désespoir qui me rongeait.

Tourmentée par un esprit sans repos, m’épuisant à ressasser d’innombrables souvenirs, que je m’obstinais à vouloir faire ressurgir dans une parfaite chronologie, je m’appliquais à décortiquer, disséquer, triturer, mâcher, recracher des fragments de vie dans le douteux espoir d’y déceler un sens, ou un rêve aboutit. Mais l’écrasant échec de ma vie m’empêchait de me relever.

Hier, la solitude de mon enfance, une adolescence étouffée dans l’œuf, une scolarité sans plan de carrière, un mariage fait d’accommodement, des enfants pour consolider un couple improbable, un parcours sans éclat, linéaire jusqu’au dégout.

Aujourd’hui cette maladie réduisant à néant tout espoir de ressusciter mes rêves avortés.

Demain. Plus rien. Le néant.

Mon passé était devenu dérisoire, mon futur aléatoire, restait le présent…    

Le présent, des journées s’écoulant lentement, distillant avec sadisme leurs doses de supplices quotidiens.

 Plutôt mourir que dépérir.

 « La mort n’est rien pour nous, puisqu’il n’y a de bien et de mal que dans la sensation, et la mort est absence de sensation. »Écrivait Épicure.

Combien de temps à souffrir ?

À quel moment décider d’en finir ?

 

Entre 2 et 5 ans était l’espérance de vie maximum retenue à ce jour pour les personnes atteintes de SLA. Les médecins étaient incapables de se prononcer sur la rapidité d’évolution, d’un malade à l’autre, on constatait des différences spectaculaires. Une affirmation cependant restait constante, la prise du Rilutek (seul médicament reconnu comme efficace dans le ralentissement de l’évolution de la maladie) prit précocement était d’une plus grande efficacité et ralentissait considérablement la progression de la maladie.

La SLA décrite pour la première fois par Jean Martin Charcot, d’où son nom plus commun de maladie de Charcot touchait environ 8000 personnes en France soit 2,5 personnes sur 100 000 et pour la première fois de ma vie j’avais été sélectionnée.

L’évolution était inéluctable. La dégénérescence du système nerveux affectait progressivement la moelle épinière responsable de la motricité.

Les muscles n’étaient plus stimulés et s’atrophiaient.

Au dernier stade, tout le corps était paralysé, y compris les muscles intervenants pour la parole et la déglutition.

Au bout de quelque temps, les fonctions respiratoires s’arrêtaient et les patients ne pouvaient plus survivre que grâce à la ventilation artificielle.

Où commençait l’acharnement thérapeutique ?

Une consolation cependant, on constatait que les personnes atteintes de cette maladie étaient généralement minces et actives !!!

Certainement plus pour longtemps !

Elles avaient entre 45 et 70 ans et étaient intellectuellement, souvent au-dessus de la moyenne, mais était-ce vraiment souhaitable ?

Autant de lucidité donnait froid dans le dos. Bienheureux les idiots !

J’eusse aimé ne jamais lire ces lignes, mais désormais, elles me hantaient.   Seul Medhi aurait pu les gommer, effacer ces mots d’un coup de pinceau, tout recouvrir de peinture blanche pour réécrire une autre histoire, notre histoire.

Quelque chose manquait à ma vie, sa présence. Le vide qu’il aurait pu combler me servirait de tombe.

En restant allongée ainsi pendant des heures, je mesurais déjà tout le calvaire à endurer avant d’atteindre le bout du chemin.

J’aurai dû me lever, profiter des instants précieux qui m’étaient encore accordés pour marcher, courir, danser, chanter, pour tout simplement vivre.

Mais mon cerveau n’émettait plus les bons signaux.

La connexion était coupée.

Plus de réseaux.  

 

C’est souvent la détresse des autres qui nous pousse à oublier la nôtre. L’appel de l’hôpital allait me sortir de ma précoce agonie.

 

 2

L’insistance de la sonnerie du téléphone m’obligea à sortir de ma léthargie.

L’état comateux dans lequel je me trouvais ne me permit pas de saisir toute la teneur des propos du médecin. Je compris cependant qu’il s’agissait de papa, que l’hôpital cherchait à me joindre depuis la veille au soir, et que je devais me rendre aux urgences, le plus rapidement possible.

Après une attente qui me sembla interminable, le médecin me reçut dans son bureau. Il m’observa de la tête aux pieds pendant plusieurs minutes d’un œil suspect et réprobateur, avant de m’inviter à m’assoir.

— Vous l’ignorez surement, commença-t-il d’un ton chargé de reproches, mais votre père va très mal. Il souffre d’une sévère dépression qu’il a cru bon de noyer dans l’alcool. L’une des voisines de l’immeuble l’a retrouvé inanimé dans le local à poubelle. Il a fait un coma éthylique. Nous le gardons en observation quelques jours, mais l’idéal serait de le placer en maison de repos durant la période de sevrage, ainsi pourrait-il être entouré médicalement, car visiblement vous n’avez pas le temps de vous occuper de lui.

En écoutant ces paroles, je réalisais toute la pertinence de l’expression « peser ses mots », et l’importance du non-jugement d’autrui. Qui sommes-nous pour juger des actes de ceux dont on ne connait pas l’histoire ? Chacun porte en lui des joies, des blessures plus ou moins vives dont découlent parfois des comportements pouvant nous choquer, éloignés de nos attentes et de nos propres réactions, mais rien ne nous autorise à les condamner.

J’aurais voulu faire taire ce médecin trop bavard, me crachant ses reproches au visage. Son regard bleu acier n’avait pas cillé pendant tout le monologue qu’il m’avait infligé alors que le mien fixait intensément un tableau noir s’inspirant avec maladresse des œuvres de Soulage.

Noir comme mon désespoir.

 

Après m’être renseignée sur les formalités d’admission en maison de repos, je regagnais la chambre de papa.

Allongé sur le lit, vêtu d’une simple chemise blanche, son inertie m’apparut presque macabre, sa pâleur me choqua, lui qui d’ordinaire avait toujours un superbe teint hâlé.

 Était-ce cette chambre d’un blanc immaculé, qui absorbait ainsi sa mélanine ? Était-ce par respect pour l’uniformité des lieux que pas « l’ombre » d’une couleur n’égayait cette pièce ?    

Je tentais en vain, de le raisonné, cherchant à comprendre pourquoi il ne voulait plus faire d’effort, pourquoi tout s’était éteint à la mort de maman, comme si elle était son unique trait d’union à la vie, me révélant un peu plus encore qu’elle seule avait compté, que mon intrusion dans leurs vies était accidentelle et n’avait jamais vraiment été souhaitée.

 

Mes parents représentaient le couple idéal, passionnel, charnel, fusionnel et bien qu’ils s’en défendent ma naissance avait contrarié leur idylle.

Je compris très tôt que la personne de trop c’était moi.

Ma quête d’amour était d’autant plus légitime, que la démonstration permanente de leur passion exacerbait mon manque d’affection. Les années de mon enfance furent remplies d'un « vide » affectif.

J’étais en permanence spectatrice du plus beau film d’amour, alors que j’aspirais ardemment à tenir le rôle principal.

Je réclamais, quémandais, avec obstination un peu de cet amour s’étalant sous mes yeux sans jamais qu’il m’atteigne.

J’appris très vite à me contenter des quelques miettes de tendresse que l’on voulait bien me laisser. De furtifs baisers sur les joues, une ou deux paroles attentionnées pas de quoi calmer ma fringale affective

J’aurais tout donné pour me glisser entre ces deux corps celés, enfiévrés de désir, pour ressentir, moi aussi, cette chaleur.

 — Ma chérie. Disais papa m’ébouriffant les cheveux de sa grosse main calleuse, maman et papa sont occupés ils ont un travail important à finir, alors vas jouer dans ta chambre ma puce, et laisse-nous travailler.

Quelques instants plus tard, des soupirs me parvenaient de la chambre me révélant ainsi toute la pénibilité du travail.

 Assise au bord de mon lit, j’écoutais sans bouger, cherchant désespérément à comprendre en quoi pouvait bien consister un travail aussi harassant. J’observais des heures durant des jouets qui ne m’amusaient pas. Mes rêveries suffisaient à me divertir. 

— C’est parce que vous êtes fatigués de travailler que vous soupirez tout le temps avec Maman. Avais je dis un jour à mon père.

Celui-ci n’avait pas démenti et le travail avait repris avec encore plus d’ardeur les jours suivants.

  3

 

J’avais quitté l’hôpital désorienté. Retrouver ma voiture m’avait pris une bonne dizaine de minutes. Je roulais à vive allure en direction du centre-ville. Papa avait sous ma pression fini par se sédentariser et acheter un petit deux-pièces dans la rue Thiers. C’était une petite rue tranquille, bénéficiant de nombreux avantages, dont des commerces et un parc à proximité. Je lui rendais rarement visite, préférant l’inviter à la maison, seul moyen de faire sortir le loup de la tanière.

Au moment où la clé tourna dans la serrure, j’eus le sentiment étrange de commettre une effraction.

Une odeur nauséabonde assaillit mes narines. Un désordre indescriptible régnait dans l’appartement, me faisant aussitôt regretter mon initiative. C’est à peine si l’on devinait les fauteuils et la table du salon, ensevelis sous un étalage de photos, courriers, journaux, et documents qui semblaient avoir pris possession des lieux. Le sol était jonché de cadavres de bouteilles et d’emballages divers.

La cuisine offrait un spectacle plus effrayant encore, avec son évier débordant de vaisselle immonde, et ses poubelles éventrées dégueulant des détritus.

Quatre heures de récurage plus tard, éreinté, mais soulagé je m’effondrais sur le canapé. Édouard avait approuvé avec un peu trop d’enthousiasme ma décision de passer la nuit ici.

 

Surprise à mon réveille, de ressentir une énergie que je pensais avoir perdue, je m’attelais à la titanesque entreprise du rangement des papiers.

Papa n’avait jamais accepté le décès de maman et l’exposition de ses photos exprimait ici sa profonde douleur. Sa présence était plus palpable qu’avant sa mort. Celui qui aurait franchi le seuil de l’appartement n’aurait pas pu imaginer une seconde que cette femme ne vivait plus ici. À commencer par ses pantoufles, qui n’avaient jamais quitté l’entrée, ses affaires de toilettes, qui encombraient toujours autant la salle de bain, et ses vêtements dans la penderie que papa parfumait régulièrement pour conserver l’odeur de l’être aimé.  

Visiblement, à la vue des albums s’étalant sous mes yeux, un classement avait été commencé. Sur l’un d’entre eux, quelques lignes avaient été écrites à l’encre noire. Les années en avaient partiellement effacé les lettres, comme la mémoire efface certains de nos souvenirs, mais l’essentiel des mots était toujours lisible.

 « À ma Lily chérie que la mort m’a enlevée ».

 

  4

 

Maman était la troisième d’une famille de cinq enfants. En la plaçant au centre de la fratrie, le hasard avait bien fait les choses, car elle resta toute sa vie le centre d’intérêt. Partout où elle passait, les regards se retournaient sur elle.

Née le 14 juillet 1939, année où la Révolution française soufflait ses 150 bougies ; elle devint rapidement une petite révolution à elle toute seule.

Grand-père vouait une admiration sans bornes à sa petite Lily et dès que cela fut possible il l’exhiba fièrement à travers tout le village. Lily comprit très vite le pouvoir que sa beauté avait sur les autres et en jouait pour obtenir ce qu’elle voulait.

La famille habitait la petite maison de garde-barrière à 2 km à la sortie du village. C’est grand-mère qui avait en charge l’ouverture et la fermeture des grosses barrières en fonte à chaque passage des trains.

Grand-père, lui, était poseur de voies à la SNCF. Ces terrassiers du rail nivelaient les voies en étalant des pierres concassées, puis posaient par-dessus des traverses en bois au bout desquelles on fixait des coussinets à l’aide des tire-fond. Les rails s’emboitaient ensuite sur les coussinets et y étaient maintenus par des cales en bois.

Lily avait 5 ans à la naissance des jumeaux, et la maison déjà exiguë devint d’une étroitesse invivable. Au bout de 2 ans, n’y tenant plus, grand-père déposa une demande d’agrandissement auprès de la SNCF. Les mois passèrent, mais il n'obtint aucune réponse. C’est ainsi qu’un matin, il prépara sa fille en lui faisant répéter son texte pour la énième fois.

Les grands yeux embués de Lily eurent raison des lenteurs administratives, et l’été suivant, la maison bénéficiait de trois grandes chambres supplémentaires. Lily venait de vivre sa première expérience de séductrice, apprenant ainsi qu’un regard comme le sien valait tous les sésames.

Les années passèrent, et malgré une foule de prétendants défilant le long des barrières, Lily s’ennuyait. Elle rêvait d’autres horizons, ne supportait plus de voir passer ces trains bondés de voyageurs partant à la découverte de nouvelles contrées. Elle ne voulait plus rester sur le bord de la voie ferrée, elle voulait faire partie du voyage.

Pas étonnant que papa lui apparut comme un véritable aventurier.

Issu d’une famille de forains, bel homme au type méditerranéen, aimant la musique et la fête, papa avait tout pour plaire à Lily. C’est avant tout son style de vie qui la fascina. Ses voyages excitaient sa curiosité, et chacun de ses récits exaltait son attirance.  

 Au début, elle vit en lui uniquement le moyen d’accéder à ses rêves, mais très vite, l’humour, la fougue et l’amour de papa l’atteignirent comme une contagion.

 Lorsque la fête foraine quitta le village, Lily ressentit ce départ comme une trahison. Papa avait promis de lui écrire et de revenir très vite, mais elle vécut son absence comme un abandon. Elle avait le sentiment que plus les jours passaient et plus il s’éloignait. Elle l’imaginait poursuivant une route qui l’emmenait au bout du monde, et dont aucun demi-tour ne serait possible. Une fois de plus, elle n’était pas du voyage.

 « Maintenant que mon père est âgé, j’ai le devoir de reprendre les commandes de notre petite entreprise. Je t’aime, mais je ne pourrais jamais vivre autrement. Je suis né sur la route, et la route c’est toute ma vie. » Lui avait-il dit, avant de partir.

En tant qu’ainé Papa avait hérité de lourdes responsabilités, et malgré l’entre-aide particulièrement aguerrie des familles de forains, il savait qu’un manège, même modeste, demandait un entretien quotidien, et une attention constante, qui l’occuperait à plein temps pour de nombreuses années encore.

« La vie de forain est une vie de nomade à laquelle les sédentaires s’adaptent rarement. Laissons-nous du temps. »  Avait-il suggéré.

« Si l’année prochaine notre amour est toujours aussi fort, si cette épreuve ne l’a pas altéré, alors, plus rien ne s’opposera à notre union. Je t’enlèverai. Je t’épouserai, et tu apprendras à vivre au sein de ma famille, à les accepter comme ils t’accepteront.  

 En attendant, je penserais à toi, chaque minute, chaque seconde. Je t’écrirai chaque semaine, pour qu'à travers mes lettres tu voyages avec moi. Ce sera l’apprentissage de ta future vie.  

Je t’aime ma Lily, j’espère que tu ne perdras pas patience. »

« Je t’aime aussi Pierre, et je t’attendrais, même si au fond de moi je sens que tu ne me crois pas, tu verras je t’attendrais. »

Il pensait que la jeunesse de Lily risquait de la méprendre sur ses sentiments, qu’elle avait peut être vu en lui le moyen de sortir de sa médiocre condition. En agissant ainsi il souffrirait pendant un an, mais éviterait d’entamer une histoire sans lendemain, où des blessures trop profondes ne cicatriseraient plus.

 

La correspondance de mes parents s’étalait sous mes yeux, m’offrant pour la première fois l’opportunité de violer leur intimité.

Cela représentait des dizaines de lettres, méticuleusement conservées et classées par années, dont le contenu témoignait d’un amour jamais altéré.

Une correspondance transpirant la passion.

Pendant des années, « la Sainte Famille » n’avait cessé de me répéter que j’étais l’enfant de l’amour, mais j’avais toujours eu le désagréable sentiment que cet amour ne m’était pas accessible.

Les années 1958 et 1959 avaient été très prolifiques plus de 40 lettres pour cette seule période.

Dans une de ses dernières lettres, papa parlait de son retour prévu pour le début de l’automne et avait joint une demande en mariage à l’attention des parents de Lily.

 

 5

 

Papa était assis dans le lit, le dos calé par de gros oreillers son regard absent ne s’était pas détourné lorsque j’étais entrée. Ses joues creusées avaient retrouvé un peu d’éclat. La chambre, baignée par le soleil filtrant à travers le store, s’était teintée de couleurs mordorées.

— Comment te sens-tu aujourd’hui ? As-tu vu le médecin ?

— Je veux rentrer.

— Tu ne peux pas, il faut te soigner, il faut que tu sois raisonnable.

Écoute les médecins pour une fois.

— Je ne peux pas. 15 ans que j’essaie de vivre sans elle, je n’y arrive pas Claire, ta mère me manque, j’aimerais tellement la rejoindre, mais je suis trop lâche pour ça, alors j’espère que la mort se hâtera un peu si je lui donne un petit coup de pouce.

— Et moi, tu penses à moi ? Non bien sûr !  Et tes petits-enfants ?

C’est très égoïste de ta part de dire ce genre de chose. Tu n’as donc aucune considération pour moi, pour nous. Je représente quoi pour toi ?

J’avais élevé la voix plus que ne l’autorisaient les lieux.

Nous avions trop souvent ce genre de conversation stérile. À chaque fois, elle ravivait la même douleur, celle de cette petite fille qui voulait son papa pour elle toute seule, espérant secrètement prendre toute la place dans son cœur. Faire disparaitre la femme qui lui volait son père.

Les souvenirs de mon enfance étaient toujours empreints de ce sentiment de jalousie. Pas seulement envers ma mère, mais aussi envers les autres enfants, ceux que papa aidait à grimper sur le manège, ou au-dessus desquels il faisait tournoyer le fameux pompon, que l’on devait attraper pour avoir un tour gratuit. C’était pourtant féérique de voir toutes ces lumières colorées scintiller dans la nuit. Les enfants se disputaient parfois pour monter dans le petit avion qui décollait à peine de quelques centimètres. Il y avait aussi le carrosse de Cendrillon, la belle voiture cabriolet, la petite moto, le cygne majestueux, mais je devais toujours me contenter de celui qui restait libre. Les explications de papa ne suffisaient pas à faire taire ma colère face à ce que je vivais comme une injustice. Le simple fait d’être sa fille aurait dû m’octroyer certains privilèges, comme d’être prioritaire sur les autres. Mais là encore, je me sentais toujours reléguée au dernier rang.

    

J’étais passée récupérer quelques affaires, rassurer les enfants, leur proposer de rendre visite à leur grand-père.

Édouard était toujours aux abonnés absents.

— Allo chéri, je te dérange.

— Oui… Euh non je t’écoute, comment va ton père ?

— Pas vraiment bien, le médecin a fait une demande pour une cure de désintoxication dans une maison de repos en attendant il reste à l’hôpital.

Et toi le boulot ça va ?

— Débordé….

— Ah ! Le fameux projet Aubert, je suppose ?

— Oui, oui, c’est ça, je dois te quitter, à ce soir chérie.

— Non, à demain, ce soir je dors chez papa.

 

  6

 

J’avais replongé avec excitation dans la correspondance amoureuse de mes parents. Je me délectais de cette intrusion dans leur intimité.

J’espérais faire taire ce sentiment de jalousie, en y découvrant quelques preuves de leur amour pour moi.

J’osais croire que leur indifférence n’avait jamais été autre chose que le fruit de l’imagination d’une petite fille.

 Trois tasses de thé plus tard, j’avais atteint la limite du supportable.

 Le sentiment d’avoir réveillé les démons enterrés m’oppressait. Toutes leurs lettres dégoulinaient d’amour, de passion, de plaisirs, et de désirs ardents. Mais rien pour atténuer ce sentiment de rejet, d’abandon qui subsistait encore après tant d'années.

Cupidon avait transpercé ces cœurs exaltés.

Le classement prenait une tournure de champ de bataille. Chaque pile correspondait à une année, venait s’ajouter à cette correspondance un grand nombre de courrier divers, factures, autorisations de voirie, ainsi que mes bulletins scolaires de l’internat.

Les enfants de forains étaient souvent placés en internat, seule solution pour diminuer le risque d’échec scolaire. De toute façon, peu d’entre eux allaient au-delà du collège, préférant suivre la voie toute tracée de leurs parents. Dès leur plus jeune âge, ils occupaient leurs vacances à donner un coup de main sur la foire.

  

 Je n’avais malheureusement pas pu échapper à cette obligation. Dès que mon âge le permit, je fus réquisitionnée pour aider aux installations. Le bruit, la lumière, le racolage auquel nous devions nous livrer me déplaisaient tellement que papa renonça à me solliciter. Je me retrouvais encore plus isolée, et finis par me sentir totalement étrangère à cette grande communauté. Une décision de plus pour me faire ressentir ma différence. Contrairement à ma mère, j’aspirais à une vie sédentaire. L’instabilité de notre vie d’itinérant était un obstacle à ma socialisation. Aborder quelqu’un, osé lui parler, me demandait parfois des mois d’effort, et nos escales dépassaient rarement quinze jours.

L’internat fut pour moi une délivrance. Car quoi de plus douloureux que le sentiment d’être seul, lorsque toute votre famille semble si unie autour de vous ?  

Passé le cap du manque affectif maternel et paternel, j’avais entamé une période de repli ou l’éloignement du clan familial me parut bénéfique. J’inventais mille excuses pour ne plus rentrer pendant les vacances. Je vécus mon enfance et mon adolescence dans une désespérante solitude. Mon caractère introverti et mon attitude asociale avaient éveillé l’inquiétude des enseignants. Mes parents furent convoqués et leurs rencontres avec le proviseur n’avaient fait qu’accroitre le mystère. Comment des parents aussi souriants et joviaux avaient-ils pu mettre au monde une enfant au caractère aussi maussade ?

 Aujourd’hui encore, je n’éprouve aucun plaisir lors des grandes réunions familiales. Excepté Nathalie, je n’ai jamais eu de grandes amies, tout juste quelques bonnes collègues de travail. Les bavardages féminins m’assomment et m’ennuient rapidement, alors qu’à l’inverse les conversations des hommes me passionnent.   

Mon statut de meilleure élève de la « tribu » m’avait octroyé certains avantages. J’étais exemptée de toutes les corvées afin de préparer mon bac dans les meilleures conditions possible.  Mes tantes s’extasiaient sur mes capacités intellectuelles ne manquant pas d’ajouter qu’elles compenseraient mon physique ingrat.

J’eus mon Bac avec mention bien, et toute la « familia » fêta l’événement dans une frénésie et un enthousiasme dont profita tout le voisinage jusque tard dans la nuit.

Ce jour- là, et pour la première fois au sein de « la Sainte Famille », ma présence avait été remarquée et remarquable.

 

 

La plupart des lettres étaient maintenant soigneusement rangées dans leur boite en carton, restaient quelques égarées, sans date, sans adresse, les inclassables. Ma curiosité avait fini par s’essouffler. Les souvenirs appartiennent au passé et seuls ceux que la mémoire retient méritent notre intérêt. Au moment de déposer la dernière boite sur l’étagère, je remarquais une enveloppe jaunie tombée juste à mes pieds.

Le hasard a parfois de curieuses façons de guider votre destin, et vous faire prendre un virage à 180°.